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Lors de sa traversée des Cévennes avec son âne Modestine, Robert Louis Stevenson nous raconte son séjour à l'Abbaye Notre Dame des Neiges en Ardèche |
Le père Michel, avec son visage radieux et ses traits rosés, semblait être un homme aimable d'environ trente-cinq ans. Il me conduisit à l'office et me servit un verre de liqueur pour me soutenir jusqu'au dîner. Nous entamâmes une conversation, ou du moins devrais-je dire qu'il écouta mes bavardages avec une certaine indulgence, bien qu'il paraisse un peu absent, comme un esprit en présence d'une créature de chair. Et, à vrai dire, lorsque je me rappelle que je parlais surtout de mon appétit et qu'il avait dû s'écouler plus de dix-huit heures depuis que le père Michel avait lui-même pris une bouchée, je suis obligé de reconnaître qu'il devait trouver quelque chose de terrestre dans mes propos. Malgré cela, sa politesse, bien que teintée d'une certaine spiritualité, était absolument exquise, et je ressentais au plus profond de mon cœur un vif désir de connaître le passé du père Michel.
Après avoir été laissé seul dans le jardin du couvent pendant un certain temps, je contemplais la cour principale qui n'était rien de plus qu'un espace partagé en allées sablées et en parterres de dahlias multicolores, avec une fontaine au centre et une statue noire de la Madone. Les bâtiments s'élevaient tout autour de cette place, tristes et encore dépourvus de la patine du temps et des intempéries. Rien d'extraordinaire à part une tourelle et deux pignons coiffés d'ardoises. Des moines vêtus de blanc et de brun passaient silencieusement dans les allées sablées, et lorsque je suis arrivé pour la première fois, trois moines encapuchonnés étaient agenouillés sur la terrasse en train de prier. Une colline chauve dominait le couvent d'un côté et une forêt le surplombait de l'autre. Il était exposé aux vents. La neige y tombait par intermittence d'octobre à mai, et parfois y restait pendant six semaines. Mais même si les bâtiments s'élevaient jusqu'au paradis, dans une atmosphère semblable à celle des cieux, ils ne cesseraient pas d'offrir un aspect austère et rebutant de tous côtés.
Quant à moi, en cette journée rude de septembre, avant d'être appelé à table, je me sentais transi jusqu'aux os. Une fois que j'eus bien dîné, Frère Ambroise, un Français expansif (car ceux qui sont en charge des étrangers ont la permission de parler) me conduisit dans une cellule réservée aux retraitants. Elle était proprement blanchie à la chaux et meublée du strict nécessaire : un crucifix, un buste du dernier pape, une version en français de "L'Imitation de Jésus-Christ", un recueil de méditations pieuses et la vie d'Elisabeth Seton, une missionnaire apparemment originaire d'Amérique du Nord, plus précisément de la Nouvelle-Angleterre. Autant que je sache, il y a encore un vaste champ d'évangélisation dans ces contrées-là. Mais n'oubliez pas Cotton Mather.
J'aurais aimé lui faire lire ce petit ouvrage dans le ciel où j'espère qu'il réside. Cependant, il se peut qu'il le connaisse déjà, et même bien mieux que moi. Et sans aucun doute, Mme Seton et lui sont les meilleurs amis, unissant leurs voix avec jubilation dans une psalmodie sans fin. Pour terminer l'inventaire de la cellule, au-dessus de la table était suspendu un résumé du règlement pour les retraitants : quels exercices ils devaient suivre, quand réciter leur chapelet et méditer, quand se lever et se coucher. En bas, un N.B. important indiquait : "Le temps libre est employé à l'examen de conscience, à la confession, à prendre de bonnes résolutions, etc." Prendre de bonnes résolutions, certes... On pourrait tout aussi bien parler de faire pousser des cheveux sur la tête.
À peine avais-je exploré mon hébergement que le frère Ambroise réapparut. Un pensionnaire anglais, paraît-il, désirait s'entretenir avec moi. Je protestai de mon empressement, et le religieux fit entrer un petit Irlandais frais et guilleret d'une cinquantaine d'années, diacre de l'église. Il était vêtu de manière strictement canonique et portait sur la tête ce que, faute de connaissance technique, je ne peux que qualifier de képi ecclésiastique. Il avait passé sept ans en tant qu'aumônier dans un couvent de nonnes en Belgique, puis cinq ans à Notre-Dame des Neiges. Il n'avait jamais lu un journal anglais, ne parlait que imparfaitement le français, et même s'il l'avait parlé comme un natif, il n'aurait pas eu beaucoup d'opportunités de conversation là où il résidait. De plus, c'était un homme très sociable, avide de nouvelles et d'esprit ingénu comme un enfant. Si j'étais heureux d'avoir un guide pour visiter le monastère, il était tout aussi enchanté de voir mon visage britannique et d'entendre parler anglais. Il me fit les honneurs de sa cellule particulière, où il passait son temps entre les bréviaires, les bibles en hébreu et les romans de Waverley. De là, il me conduisit dans la clôture, à la salle capitulaire, me fit traverser le vestiaire où les robes des frères et de larges chapeaux de paille étaient suspendus, chacun avec le nom d'un religieux sur une pancarte - des noms empreints de douceur et d'originalité, tels que Basile, Hilarion, Raphaël ou Pacifique.
Enfin, il me conduisit à la bibliothèque où se trouvaient les œuvres complètes de Veuillot et de Chateaubriand, ainsi que les Odes et Ballades, s'il vous plaît, et même Molière, sans parler des innombrables Pères et d'une grande variété d'historiens locaux et généraux. De là, mon bon Irlandais m'emmena faire le tour des ateliers où les frères font la boulangerie, fabriquent des roues de chariot et pratiquent la photographie. L'un d'eux préside à une collection de curiosités et un autre à une galerie de lapins. Car dans une communauté de trappistes, chaque moine a une occupation de son choix en dehors de ses fonctions religieuses et des tâches générales de l'établissement.
Chacun doit chanter au chœur s'il a de la voix et de l'oreille, et se joindre aux faucheurs s'il sait manier la faux. Mais pendant ses loisirs, bien qu'il soit loin d'être oisif, il peut s'occuper selon ses goûts. Ainsi, me dit-on, un frère était engagé dans la littérature, tandis que le père Apollinaire s'affaire à la construction des routes et que l'Abbé s'emploie à la reliure des livres. Il n'y a pas longtemps que cet abbé a été intronisé et, à cette occasion, par faveur spéciale, sa mère a été autorisée à pénétrer dans la chapelle et à assister à la cérémonie de consécration. Un jour d'orgueil pour elle d'avoir un fils abbé mitré ! Il est plaisant de penser qu'on lui a permis l'accès au cloître. Dans ces allées et venues ici et là, nous croisions de nombreux pères et frères. Habituellement, ils ne prêtaient pas plus d'attention à notre passage qu'à la fuite d'un nuage. Mais parfois, l'excellent diacre se permettait de leur poser une question, et il était satisfait d'une gestuelle particulière des mains, comparable à celle des pattes d'un chien nageant, ou bien il recevait un refus par les signes habituels de la négation. Dans les deux cas, les paupières baissées et avec un certain air de contrition, comme quelqu'un qui côtoie de très près le diable en personne.
Les moines, avec l'autorisation exceptionnelle de leur Abbé, prenaient encore deux repas par jour. Mais c'était déjà l'époque de leur grand jeûne, qui commence vers septembre et se prolonge jusqu'à Pâques. Pendant ce temps, ils ne mangent qu'une fois toutes les vingt-quatre heures, à deux heures de l'après-midi, douze heures après avoir commencé leur travail et leur veille quotidiens. Leurs repas sont peu abondants, et même de ces mets, ils ne prennent qu'avec parcimonie. Bien que chaque moine ait droit à un petit carafon de vin, beaucoup s'abstiennent de cette douceur. Certes, la plupart des gens se nourrissent de manière excessive de nos jours ; nos repas servent non seulement à nous sustenter, mais aussi à nous procurer une agréable et normale distraction des travaux de la vie.
Pourtant, même si l'excès est préjudiciable à la santé, je pensais que le régime des Trappistes était suffisant. Et je suis étonné, lorsque j'y repense, de la fraîcheur de leur visage et de leur joie de vivre. Je peux à peine imaginer des personnes en meilleure compagnie et en meilleure santé. En réalité, sur ce plateau austère et avec le travail incessant des moines, la vie est d'une durée incertaine et la mort visite fréquemment Notre-Dame des Neiges, du moins c'est ce que l'on m'a affirmé. Cependant, s'ils meurent sans regret, ils doivent aussi vivre sans maladie, car tous semblent avoir une chair ferme et une belle couleur. Le seul signe morbide que j'ai pu remarquer était un éclat anormal dans leur regard, qui semblait plutôt renforcer l'impression générale de longévité et de vitalité.
Ceux avec qui j'ai parlé étaient d'un caractère singulièrement doux, avec une sorte de contentement sain de l'âme dans leur physionomie et leurs propos. Il y avait un avertissement aux visiteurs, les invitant à ne pas se formaliser du peu de paroles des moines, car il est de leur nature de parler peu. Cependant, on aurait pu se passer de cet avertissement. Les hôtes étaient tous débordants de conversations innocentes, et dans mes interactions avec la communauté, il était plus facile d'entamer une conversation que de la terminer. À l'exception du père Michel, qui était un homme du monde, ils témoignaient tous d'un véritable intérêt pour n'importe quel sujet : politique, voyages, mon sac de couchage. Et ils semblaient éprouver une certaine jouissance à entendre le son de leur propre voix.
Quant à ceux auxquels le silence est imposé, je ne puis qu'admirer comment ils supportent leur solennel et froid isolement. Et pourtant, mis à part le point de vue de la mortification, il me semble voir une sorte de politique, non seulement dans l'exclusion des femmes, mais même dans ce voeu de silence. J'ai quelque pratique des défunts phalanstères de caractère artistique, pour ne pas dire bachique. J'ai vu plusieurs de ces associations se former sans peine et plus aisément encore disparaître. Sous une règle cistercienne, peut-être auraient-elles pu durer plus longtemps. Dans le voisinage des femmes il n'y a guère que les groupements qui peuvent être institués parmi des hommes sans défense.
L'électrode positive est sûre de l'emporter. Les rêves de l'enfance, les plans de l' adolescence sont abandonnés après une rencontre de dix minutes et les arts et sciences et la gaillardise masculine professionnelle cèdent aussitôt à deux yeux doux et à une voix caressante. En outre, après cela, la langue est le plus grand commun diviseur. J'ai presque honte de poursuivre cette critique profane d'une règle religieuse. Toutefois, il y a encore un autre point au sujet duquel l'ordre des Trappistes appelle mon témoignage comme étant un modèle de sagesse. Vers deux heures du matin, le battant frappe sur la cloche et ainsi de suite, heure par heure, voire parfois par quart d'heure, jusqu'à huit heures moment du repos. Ainsi, d'une façon minutieuse, le jour est partagé entre diverses occupations. L'homme qui prend soin des lapins, par exemple, se précipite de son clapier à la chapelle, à la salle du chapitre ou au réfectoire tout le long de la journée. A toute heure, il a un office à chanter, une tâche à remplir. Depuis deux heures lorsqu'il se lève dans l'obscurité, jusqu'à huit heures lorsqu'il retourne recevoir le don consolant du sommeil, il reste debout absorbé par de multiples et changeantes besognes. Je connais bien des personnes, voire plusieurs milliers par an, qui n'ont pas cette chance-là dans l'emploi du temps de leur vie. En combien de maisons l'appel de la cloche d'un monastère morcelant les jours en portions faciles à entreprendre, n'apporterait-il pas la tranquillité d'esprit et l'activité réconfortante du corps !
Nous parlons de fatigues, mais la fatigue réelle n'est-ce point d'être un sot hébété et de laisser la vie mal gérée selon notre manière étroite et folle. De ce point de vue, sans doute pouvons"nous mieux comprendre l'existence des moines. Un long noviciat et toutes preuves de constance spirituelle et de vigueur physique sont requis avant qu'on soit agréé dans l'ordre. Mais je ne vois pas que beaucoup de postulants s'en trouvent découragés.
Dans le studio photographique qui figure si bizarrement parmi les bâtiments hors de la clôture, mon regard fut accroché par le portrait d'un jeune homme en uniforme de fantassin de deuxième classe. C'était un des moines qui avait effectué son temps de service, fait des marches et des exercices et monté la garde pendant les années exigées dans une garnison algérienne. Voilà un homme qui avait considéré assurément les deux aspects de la vie avant de prendre une décision. Pourtant, aussitôt libéré du service militaire, il était revenu achever son noviciat.
Cette règle austère inscrit un homme pour les cieux comme de droit. Lorsque le Trappiste est malade, il ne quitte pas son habit. Il repose au lit mortuaire comme il a prié et travaillé dans son existence de frugalité et de silence. Et lorsque la Libératrice arrive, au même moment, voire avant qu'on l'ait emporté dans sa robe pour coucher le peu qu'il reste de lui dans la chapelle parmi le plain-chant sans fin, les carillons de cloches joyeuses, comme s'il s'agissait d'épousailles, s'envolent de la tour aux ardoises et publient dans le voisinage qu'une âme est retournée à Dieu.
A la nuit, sous la conduite de mon brave Irlandais, je pris place dans la tribune pour entendre complies et le Salve Regina par quoi les Cisterciens terminent chacune de leurs journées. Il n'y avait là aucun de ces éléments qui frappent le protestant comme puérils ou spectaculaires dans la liturgie du catholicisme romain. Une rigoureuse simplicité, sublimée par le romanesque environnant parlait directement au coeur. Je me remémore la chapelle blanchie au lait de chaux, les silhouettes encapuchonnées dans le choeur, les lumières alternativement cachées ou révélées, le rude chant viril, le silence qui s'ensuivait, le spectacle des cagoules inclinées par la prière et puis le battement au déclic tranchant de la cloche qui cessait afin de montrer que le dernier office était terminé et que l'heure de dormir était venue. Et lorsque je m'en souviens, je ne suis pas surpris de m'être évadé dans le cortile intérieur, en quelque sorte comme saisi de vertige et d'être demeuré là, debout, pareil à un insensé, sous le vent de la nuit stellaire. Mais j'étais fatigué et lorsque j'eus reposé mes esprits avec les mémoires d'Elizabeth Seton, un morne ouvrage !
Le froid et le croassement du vent parmi les pins (car ma chambre se trouvait de ce côté du couvent qui jouxte au bois) me disposèrent promptement au sommeil. Je fus réveillé au minuit ténébreux, à ce qu'il semblait, bien qu'il fut réellement deux heures du matin, par les premiers coups de la cloche. Tous les frères alors se précipitaient à la chapelle. Les morts vivants, à cette minute insolite, commençaient déjà les travaux sans consolation de leur journée. Les morts-vivants! Quelle image à vous glacer ! Et les paroles d'une chanson de France me revinrent en mémoire qui disaient le meilleur de notre vie paradoxale :
Que t' as de belles filles,
Giroflée,
Girofla !
Que t'as de belles filles,
L'Amour les comptera !
Et je rendis grâces à Dieu d'être libre d'errer, libre d'espérer, libre d'aimer !
Mais il y eut un autre aspect de mon séjour à Notre-Dame des Neiges. A cette saison tardive, les pensionnaires y étaient peu nombreux. Pourtant, je n'étais pas seul dans la partie publique du monastère. Elle est située près de la porte d'entrée et comprend une petite salle à manger au rez-de-chaussée et, à l'étage, un couloir entier de cellules pareilles à la mienne. J'ai sottement oublié le prix de pension pour un retraitant régulier; c'était entre trois et cinq francs par jour environ et, il me semble bien, plus près du premier prix. Des visiteurs de raccroc comme moi pouvaient donner ce qu'ils voulaient en offrande spontanée; toutefois on ne leur réclamait rien.
Je dois mentionner que, lorsque je fus sur le point de partir, Père Michel refusa vingt francs comme une somme excessive. Je lui exposai la raison qui me poussait à lui offrir autant, même alors, par un curieux point d'honneur, il ne prétendit pas recevoir lui-même cet argent. Je n'ai pas le droit de refuser pour le couvent, expliqua-t-il, mais je préférerais que vous le remettiez à l'un des frères. J'avais dîné seul, parce que tard arrivé, toutefois, au souper, je trouvai deux autres hôtes. L'un était un desservant d'une paroisse rurale qui avait marché la matinée entière depuis sa cure sise près de Mende pour goûter quatre jours de retraite et de prière. C'était un véritable grenadier avec le teint fleuri et les rides circulaires d'un paysan.
Et, tandis qu'il se lamentait d'avoir été entravé dans sa marche par sa robe, j'avais de lui un portrait imaginaire plein de vie, faisant de larges enjambées, bien d'aplomb, de forte structure, la soutane retroussée, à travers les mornes collines du Gévaudan. L'autre était un type court, grisonnant, trapu, de quarante-cinq à cinquante ans, vêtu de tweed et d'un chandail et le ruban rouge d'une décoration à la boutonnière. Ce dernier était un personnage difficile à classer. C'était un vieux militaire qui avait fait sa carrière dans l'armée et s'était élevé au grade de commandant. Il gardait quelque chose des façons de décision brusque des camps. D'autre part, aussitôt que sa démission avait été agréée, il était venu à Notre-Dame des Neiges comme pensionnaire et, après une brève expérience de la règle du couvent, avait résolu d'y rester comme novice. Déjà la vie nouvelle commençait de modifier sa physionomie. Déjà il avait acquis un peu de l'air souriant et paisible des frères. Cependant ce n'était ni un officier, ni un Trappiste : il participait de l'un et de l'autre état. Et certes, c'était là un homme à un tournant intéressant de l'existence. Hors du tumulte des canons et des clairons, il était en train de passer dans ce calme pays limitrophe à la tombe où des hommes dorment chaque nuit dans leurs habits de cimetière et, comme des fantômes, communiquent par signes.
Au souper, nous parlâmes politique. Je me fais un devoir lorsque je suis en France, de prêcher la bonne volonté et la tolérance politiques et d'insister sur l'exemple
de la Pologne, à peu près comme certains alarmistes en Angleterre citent l'exemple de Carthage. Le prêtre et le commandant m'assurèrent de leur sympathie au sujet de tout ce que je disais et
poussèrent un profond soupir sur l'âpreté des moeurs politiques contemporaines.
Il est vrai, dis-je, qu'on peut difficilement discuter avec quelqu'un qui ne professe pas absolument les mêmes opinions, sans qu'il se mette immédiatement en colère
contre vous. Tous deux déclarèrent qu'un tel état d'esprit était anti-chrétien. Tandis que nous devisions de la sorte, comment ma langue fourcha-t-elle sur un unique mot à la louange du modérantisme
de Gambetta. Le visage du vieux militaire s'empourpra aussitôt d'un afflux sanguin. Des paumes de ses deux mains, il heurta la table comme un gamin rageur.
Comment, monsieur ! s'écria-t-il. Comment? Gambetta modéré ! Oseriez-vous justifier ces mots ?
Mais le prêtre n'avait pas oublié l'esprit général de notre conversation. Et soudain, à la pointe de sa colère, le vieux soldat rencontra un regard d'avertissement arrêté sur sa figure. L'absurdité
de sa conduite lui apparut dans un éclair et la tempête prit fin, sans qu'il ajoutât un mot de plus.
Ce ne fut qu'au matin, après notre café (vendredi 27 septembre) que le couple découvrit que j'étais un hérétique. Je suppose que je l'avais induit en erreur par
quelques phrases admiratives sur la vie monastique autour de nous. Ce ne fut que par une question à bout portant que la vérité se fit jour. J'avais été accueilli avec tolérance à la fois par le
candide Père Apollinaire et l'astucieux Père Michel, et le bon Irlandais, lorsqu'il avait appris ma débilité religieuse, m'avait simplement frappé sur l'épaule, en disant : « Vous devez devenir un
catholique et aller au ciel ! » Mais je me trouvais maintenant au milieu d'une secte d'orthodoxes différente. Ces deux hommes étaient amers, intransigeants et étroits comme les pires Écossais. Et au
vrai, j'en jurerais, ils étaient plus puritains.
Le prêtre renâcla tout haut comme un cheval de combat.
Et vous prétendez mourir dans cette espèce de croyance? interrogea-t-il. Il n'est point de caractères assez gras employés par les imprimeurs mortels pour traduire son accent. Humblement,
j'observai que je n'avais point dessein d'en changer. Mais il ne pouvait se contenter d'une aussi monstrueuse attitude. Non ! non ! s'écria-t-il, vous devez vous convertir. Vous êtes venu ici. Dieu vous a conduit ici et vous devez profiter de l'occasion. Je fis une
dérobade polie. J'en appelai à mes affections familiales, quoique je m'adressasse à un prêtre et à un soldat, deux classes de citoyens par hasard dégagés de ces aimables liens de la vie du foyer. Vos
père et mère ? s'exclama le prêtre, vous les convertirez à leur tour, lorsque vous rentrerez chez vous ! Il me semble voir la tête de mon père ! Je préférerais plutôt m'emparer du lion de Gétulie
dans son antre que de m'embarquer dans pareille entreprise contre la théologie des miens.
Désormais la chasse était ouverte. Prêtre et soldat formaient une meute acharnée à ma conversion. Et l'oeuvre de la Propagation de la Foi, pour laquelle les gens de
Cheylard avaient souscrit quarante-sept francs dix centimes pendant l'année 1877, continuait vaillamment contre moi son offensive. C'était un prosélytisme baroque, mais des plus impressionnants. Ils
ne pensèrent jamais à me convaincre par une argumentation où j'eusse pu tenter quelque défense. Ils tenaient pour certain que j'étais ensemble honteux et effrayé de ma position. Ils me pressaient
uniquement sur la question d'opportunité. « Maintenant, disaient-ils, maintenant que Dieu m'avait conduit à Notre-Dame des Neiges, c'était l'heure prédestinée. »
Ne soyez pas retenu par l'amour-propre, observa le prêtre afin de m'encourager.
Pour quelqu'un qui professe des sentiments de tous points égaux à l'endroit de tous les genres de religion, et qui n'a jamais été capable, même une minute, de peser sérieusement le mérite de cette croyance-ci ou de celle-là sur le plan éternel des êtres, bien qu'il puisse y avoir beaucoup à louer ou à blâmer sur le plan temporel et séculier, la situation ainsi créée était tout ensemble déplaisante et pénible. Je commis une seconde faute de tact en m'efforçant de plaider que tout revenant, en fin de compte, à la même chose, nous tendions tous à nous rapprocher, par des voies différentes, du même Ami et Père sans le préciser. Cela comme il semble à des esprits laïques, serait l'unique Évangile qui méritât ce nom. Mais des hommes divers pensent de manière différente. Cet élan révolutionnaire fît brandir au prêtre toutes les terreurs de la loi. Il se lança dans des détails bouleversants sur l'enfer. Les damnés, dit-il sur la foi d'un petit livre qu'il avait lu il n'y avait pas une semaine et que pour ajouter conviction à sa conviction il avait eu tout à fait l'intention d'emporter avec lui dans sa poche les damnés se trouvaient conserver la même attitude durant toute l'éternité au milieu d'épouvantables tortures. Et, tandis qu'il discourait ainsi, sa physionomie croissait en noblesse en même temps qu'en enthousiasme.
Comme décision, tous deux concluaient que je devais chercher à voir le Prieur, puisque le père Abbé était absent, et exposer mon cas devant lui sans tarder.
C'est mon conseil comme ancien militaire, observa le commandant et celui de monsieur, comme prêtre. Oui, ajouta le curé en faisant un signe de tête sentencieux, comme ancien
militaire et comme prêtre. A ce moment, tandis que je n'étais pas sans embarras comment répondre, entra un des moines : un petit type brun aussi vif qu'une anguille, avec un accent italien, qui
se mêla aussitôt à la discussion, mais avec une humeur plus conciliante et plus persuasive, ainsi qu'il convenait à l'un de ces aimables religieux. On n'avait qu'à le regarder, dit-il. La règle était
très dure. Il aurait joliment aimé demeurer dans son pays, l'Italie on savait combien ce pays était beau, la belle Italie; mais alors, il n'y avait point de Trappistes en Italie et il avait une âme à
sauver et il était ici.
J'ai peur qu'il y ait, au fond de tous ces sentiments ce dont un critique de l'Inde m'avait gratifié : « Un hédonisme qui se meurt. » Car cette explication des motifs d'agir du frère me choquait un peu. J'eusse préféré penser qu'il avait choisi cette existence pour l'intérêt qu'elle offrait et non point en vue de desseins ultérieurs. Cela montre combien j'étais loin de sympathiser avec ces bons Trappistes, même lorsque je faisais de mon mieux pour y parvenir.
Mais au curé l'argument parut décisif. Écoutez ça ! s'écria-t-il. Et j'ai vu un marquis ici, un marquis, un marquis il répéta le mot sacré trois fois de suite et d'autres personnages haut placés dans la société. Et des généraux ! Et ici, à votre côté, est ce monsieur qui a été tant d'années sous les armes décoré, un ancien guerrier. Et le voici, prêt à se vouer à Dieu. J'étais, pendant cette harangue, si complètement embarrassé que je prétextai avoir froid aux pieds et m'évadai de la salle. C'était par une matinée de vent farouche avec un ciel nettoyé et de longues et puissantes soleillées. J'errai jusqu'au dîner dans une région sauvage en direction de l'est, cruellement frappé et mordu par l'ouragan, mais récompensé par des points de vue pittoresques.
Au dîner, loeuvre de la Propagation de la Foi recommença et, à cette occasion, encore plus déplaisante pour moi. Le prêtre me posa plusieurs questions sur la méprisable croyance de mes ancêtres et reçut mes répliques avec une sorte de ricanement ecclésiastique. Votre secte, dit-il, une fois, car je pense que vous voudrez bien admettre que ce serait lui faire trop d'honneur que de l'appeler une religion... Comme il vous plaira, Monsieur, répondis-je. Vous avez la parole.
A la fin, il se fâcha de ma résistance et quoiqu'il fut sur son propre terrain et qui plus est, à ce sujet, un vieillard et ainsi avait droit à l'indulgence, je ne pus m'empêcher de protester contre son manque de courtoisie. Il fut tristement décontenancé. Je vous assure, fît-il, que je n'ai nulle envie de rire au fond du oeur. Aucun autre sentiment ne me pousse que l'intérêt que je porte à votre âme. Et là finit ma conversion. Le brave homme ! Ce n'était pas un phraseur dangereux mais un curé de campagne, plein de zèle et de foi. Puisse-t-il parcourir longtemps le Gévaudan, sa soutane retroussée un homme solide à la marche et solide au réconfort de ses paroissiens, à l'heure de la mort ! J'oserai dire qu'il traverserait vaillamment une tourmente de neige pour aller où son ministère l'appellerait. Ce n'est pas toujours le croyant le plus débordant de foi qui fait l'apôtre le plus habile ! par Robert-Louis Stevenson. De "Voyage avec un âne dans les Cévennes"
Ancien hôtel de villégiature avec un jardin au bord de l'Allier, L'Etoile Maison d'hôtes se situe à La Bastide-Puylaurent entre la Lozère, l'Ardèche et les Cévennes dans les montagnes du Sud de la France. Au croisement des GR®7, GR®70 Chemin Stevenson, GR®72, GR®700 Voie Régordane (St Gilles), GR®470 Sources et Gorges de l'Allier, GRP® Cévenol, Montagne Ardéchoise, Margeride. De nombreux itinéraires en boucle pour des randonnées et des sorties à vélo d'une journée. Idéal pour un séjour de détente et de randonnée.
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